Chapitre 1 : De l'importance de se préserver des naufrages
Je sais ce que vous
vous dîtes : avec un prologue tel celui-ci, on va encore avoir droit
à une histoire banale écrite par un type qui s'y croit un peu
trop et qu'on ne va même pas avoir besoin de lire pour en reconnaître
le contenu. Ce en quoi vous n?avez peut-être pas tout à fait
tort, mais essayez quand même on ne sait jamais. Près de la baie
de Steanrad, le poisson se faisait rare et fuyant. On le devinait à
la mine déconfite des pêcheurs et à leurs paniers vides.
Stendgard se désinteressait de l'halieutique. Il ne s'intéressait
pas à grand-chose, d'ailleurs. Peut-être au verre qu'il essuyait
sans cesse dans l'unique but qu'on découvre sa profession, si le buffet
derrière lequel il se tenait n'avait pas suffi. Son intérêt
ne se portait pas plus sur l'argent, qu'il utilisait avec largesse dans d'autres
établissements moins recommandables que son auberge. Pour l'instant,
le dit intérêt était fixé sur une table, non pas
la table lointaine et obscure où se fomente quelque complot ou ignominie,
la table banale, ni trop au bord, ni trop au centre de la pièce, là
où s'assied en principe le type qui se retourne à l'entrée
du héros avant de reprendre sa conversation. En l'occurrence, il aurait
eu bien du mal, puisqu'il se trouvait être seul. il n'avait encore rien
commandé, et ne semblait pas s'en préoccuper. Il était
vêtu d'un chemisier banal, comme en portent maints villageois de Zeniarth,
et d'un pantalon de toile marron, qui contrastait avec ses bottes d'un rouge
inhabituel et inconvenant. Son regard ne suivait pas, comme tout client civilisé,
l'aguichante serveuse, mais plutôt l'entrée, comme s'il attendait
la venue d'une connaissance sans grand espoir. Sekknar avait eu la main heureuse
: un salmonidé de cette taille ne se trouvait que fort rarement si
proche de la côte, d'autant plus que ce n'était pas la saison
de frêt. Il se tortillait au bout de l'appât qu'il avait si naïvement
tenté de mordre, sans pour autant émouvoir l'âme du pêcheur
qui pensait déjà au prix qu'il en tirerait sur le marché
du village. Il plaça sa proie encore
secouée de soubresauts nerveux dans le panier avant de se saisir de
ses rames et d'effectuer une vigoureuse poussée vers l'avant. La barque
s'éloigna dans une blanche écume, dorlotée par les douces
vagues. Enfin, douces, c'est une façon poétique de parler. On
sentait l'orage venir, en fait. Si bien que lorsque les premières gouttes
s'écrasèrent sur les planches de la barque, notre ami n'en fut
nullement surpris. Il hâta donc le mouvement. Il tirait sur les avirons
de gestes amples, précis, et avançait avec une telle régularité
qu'elle forçait l'admiration. Jusqu'au rocher. Quand une barque se
brise en deux, son conducteur réussit beaucoup moins bien à
provoquer l'admiration. L'hilarité dans un film, la pitié dans
une compétition par équipe, et un profond sentiment de danger
sur une mer houleuse et sans espoir d'assistance.
- Veuillez m'excuser, monsieur, désirez-vous quelque chose ?
- Un Zythum, s'il vous plaît, répondit le jeune homme d'une voix
monotone et sans accent.
- Euh, qu'est-ce donc que cela ? marmonna la serveuse, gênée
d'être ainsi prise en faute.
- Consultez un Recueil du Parler, c'est aisé, il sera sans doute vers
la fin, répliqua-t-il, acerbe. Ce sera une bière du nord, en
ce cas.
- La bière de Khaz-Modan est pourtant bien meilleure, argumenta la
serveuse, oubliant de préciser qu'on lui offrait un pourboire pour
vanter le mérite de cette bière qui, par un heureux hasard,
se trouvait être fort onéreuse.
- Ah oui ? Et bien, je viens de changer d'avis, alors.
- J'en suis fort aise, dit la serveuse, imaginant ce qu'elle ferait du supplément
du patron.
- Oui, donnez-moi la bière du sud, celle qui ne coûte que deux
têtes*. Greaththorn avait en effet bien compris le manège de
la serveuse.
- Bien monsieur, décida la serveuse, avant que le prix ne soit plus
rabaissé. Et elle s'en fut timidement au bar.
- Ah, vous avez raison de ne pas vous laisser arnaquer, très cher !
La voix puissante qui avait parlé, grave et noble, ne pouvait être
que celle d'un chevalier. Greaththorn fut aussitôt intéressé,
si bien qu'il me faut à présent vous dévoiler le motif
de sa présence dans l'auberge, aux dépens de Stendgard qui risque
de se le demander longtemps. Notre ami Greaththorn, dont le nom est fort ennuyeux
à écrire, je ne sais pourquoi je l'ai choisi, était en
mal d'aventures, ce qui n'est que peu étonnant car la pose de filets
en mer et le dépeçage des truites n'est pas l'activité
la plus choisie parmi
les jeunes en pleine condition physique au c'ur bouillant de courage, à
la mine altière, et je sens que je m'emporte. Question mine altière,
Greaththorn n'était pas un modèle du genre. Le nez plissé,
de taille moyenne, doté de petits yeux fureteurs, on eût pu croire
à quelque habile soustrayeur de bourse passant inaperçu, malgré
des mains expérimentées par leur long labeur sur les cordages
et les rames. Cela n'empêche pas les sentiments, comme on dit. Et il
rêvait de gloire et de conquêtes, de puissance et de batailles
glorieuses, de richesses avec modération, d'amour même quelquefois,
enfin bref, le premier qui se serait enrôlé dans la brigade de
Stormguarde s'il en avait eu l'occasion. Or il ne l'avait pas eue, en raison
de la haine de son père à tout ce qui touchait la guerre et
la violence. C'est pourquoi il cherchait à présent quelque aventurier
en mal de partenaire, quelque sorcier en quête d'apprenti, un boulot
fixe, quoi. Il commanda donc une autre bière à ce brave homme,
et commença à discourir de batailles.
- OOOOOOOOOOHHHHHHHHÉÉÉÉÉÉÉ
!!!!!!!!!!!!!!!!!
Ben non, il n'y a personne. T'égosiller ne changera rien, très
cher.
Conscient de cela, Sekknar s'empara d'un vout de barque d'une taille respectable
que le remous projetait contre le récif. Il se coucha dessus et pagaya
en direction d'un rivage plus sûr. L'entreprise était ardue,
car la tempête commençait, violente et indomptable. Le flot se
couvrit d'écume, devint aggressant,
et chut lourdement sur le frêle morceau d'esquif. Sans se décourager,
Sekknar, qui n'avait pas envie spécialement de mourir ce jour-là,
accelera l'allure sans trop se préoccuper de questions directionnelles
: il y avait tellement d'îles dans la baie de Steanrad que ce serait
bien improbable qu'une quelconque rive n'arrête son errance. Il fut
recompensé, d'un gros rocher noir à la mine menaçante
sur lequel il se réfugia.
Ecuyer ! Voilà la profession que lui proposait le chevalier ! Ecuyer ! Il avait perdu huit têtes pour une proposition aussi insultante. Ecuyer ! Voyez-vous ça, s'occuper du cheval de Monseugneur? Greaththorn quitta la taverne sans même prendre la peine de répondre au chevalier. Plus qu'à tout autre instant, il ressentait maintenant à quel point le monde était injuste. Reconforté peut-être aurait-il été à la vue de son voisin Aghnar, si la mine de celui-ci n'était point tout aussi déconfite que la sienne?
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*division locale de la monnaie azerothienne. Nommée ainsi puisqu'elle
est à l'effigie du puissant chef Lothar
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