Chapitre 4 : Une partie de chasse

Il y avait beaucoup de cochons sauvages dans la forêt de Ferdred. Il y en avait des forts, des faibles, des puissants et des soumis, une vraie hiérarchie animale. Mais nul ne surpassait, nul n’osait se dresser contre un certain grand mâle. Il avait le poil dru, chataîn, et bien qu’il ne fût pas le chef clairement défini, les plus fiers courbaient l’échine quand, le matin, il faisaient sa ronde quotidienne autour de la forêt qu’il appelait son territoire. On raconte que même les oiseaux s’arrêtaient de chanter et observaient un silence respectueux sur son passage, lui qui dominait d’une bonne tête les plus hauts buissons.
Sa tête, ce matin, était ornée d’une superbe flèche de chasse, à l’empennage noir, qui lui traversait le cerveau de part en part.
- Belle prise, Greath, constata Killdred du haut de ses onze ans.
L’humanité reste maître. Ce monde est injuste.
- Tu as raison, rapportons-la à ton père, il en fera quelque mets succulent, nota Greaththorn.
Il avait à présent 31 ans et était un homme accompli, avec un charme subtil qui pouvait le faire paraître beau, et devenait maître dans l’art du tir à l’arc.
Sans attendre, Killdred prit la bête et tenta de la hisser sur ses épaules. Greaththorn esquissa un sourire. Aghnar avait donné sa force physique à son fils…
- Laisse-moi faire !
Il hissa le cochon sur ses épaules sans effort, et, gaiment, le groupe repartit vers le village. Il ne se trouvait qu’à une dizaine de kilomètres, mais la pente presque constante de la route pouvait faire paraître le trajet beaucoup plus long.
La nouvelle était tombée quinze jours auparavant, telle une traînée de poudre ; Archimonde, malgré sa force, avait trouvé la mort sur le mont Hyjal. On parlait de libération de Lordaeron, de lynchage d’Arthas, surtout de lynchage d’Arthas d’ailleurs. Mais le fléau gardait une grande force, gouverné par les trois seigneurs de l’effroi, les Nathrezims. La seconde nouvelle était arrivée trois jours plus tard, un matin, alors que le village dormait encore pratiquement. Arthas avait déclaré la guerre aux Nathrezims, et avait été chassé de Lordaeron. La nouvelle venait d’un réfugié sûr, autrefois écuyer de Dagren, le célèbre paladin, qui avait fui par les montagnes avant d’être rattrapé. Mais cela ne présageait guère autre chose que du sang, encore du sang. Zeniarth tout entier espérait rester hors de ces combats. Zeniarth pouvait espérer longtemps. C’est ce que découvrit malheureusement Greaththorn, par le truchement du grand feu qui embrasait le pauvre village côtier. Sans se consulter, tous deux coururent vers la butte qui les séparait du village. Il brûlait comme une torche. Une torche trempée dans le pétrole. Killdred se précipita, Greaththorn se précipita, l’un vers le village, l’autre vers le premier pour le tenir hors de danger. Si bien qu’ils se retrouvèrent tous deux au centre ville.
- Aghnar, Reda… Jezhad… murmurait le petit, terriblement choqué.
Il n’y avait que des corps ensanglantés dans le village. Certains étaient à moitié brûlés. On avait pendu Stephl au chêne qui se trouvait au centre du village. Il régnait dans le lieu morbide une forte odeur de fumée, et Greaththorn soudain se rendit compte qu’ils allaient s’asphyxier en restant plus longtemps ici. Il prit l’adolescent qui s’était mis à pleurer et le tira au-dehors de la ville. Mais Killdred se débattait, criant, hélant son père qui ne viendrait plus, et pleurait tout son soûl. Il finit par s’évanouir carrément, sur l’herbe grasse de la colline de Zeniarth.
Bien que son instinct de survie l’ait emporté, Greaththorn n’en était pas moins bouleversé. Il avait aperçu le corps de Ger’then, le forgeron, devant son lieu de travail. A moitié dévoré. C’était horrible. Greaththorn savait qu’il ne devait pas y repenser, mais il y repensa, comme cela arrive souvent. Il vomit, puis s’affala sur le sol à côté de Killdred.
Quand il revint à lui, la nuit était presque tombée. Killdred, manifestement, avait fini par s’endormir, à moins qu’il n’eût l’évanouissement profondement long, ce qui était moins probable. Zeniarth achevait de se consumer, comme un vieux souvenir. Zeniarth avait vécu. Une belle vie, longue et saine, qui s’achevait dans le tourment. Ecoeurant. Greaththorn descendit la colline, dans l’espoir peu probable d’y trouver un survivant. Il ne put cependant entrer dans le village. La vision de Ger’then, des horreurs qui s’y trouvaient, l’arrêta. Il contourna le cimetière et gagna la mer pour s’y baigner. Attitude étrange, mais il avait un besoin terrible de se baigner. Peut-être pour se laver l’esprit de toute l’horreur qui y avait pénétré. Un cadavre gisait sur la plage. Sans doute quelque malheureux qui avait souhaité entrer dans l’eau miroitante, pour se débarrasser des flammes qui le brûlaient. Quoique à la réflexion, non. Enfin, ce que j’entends par ce « non » ne se réfère pas à son objectif, mais plutôt à son état. Un cadavre bouge rarement. Il ne bouge en fait que lorsqu’il se transforme en zombie. Mais, trop heureux de trouver un survivant, il se précipita vers lui. L’homme était gravement brûlé, et avait une toux rauque qui ne présageait rien de bon. Mais il vivait, c’était l’essentiel. Greaththorn le reconnut : c’était Nol’ragh, le bâtisseur. Il était à demi éveillé, mais une étincelle lui faisait refuser de quitter ce monde. La vengeance. Voilà une étincelle qui s’éteint difficilement. Greaththorn se demanda comment soigner les brûlures. Poser du beurre dessus, mais ça c’était pour les cloques, et autres blessures légères dues au feu, et il ne s’imaginait certes pas étaler du beurre sur la chair noircie du pauvre homme. Il le tira, malgré un rapport de muscle en faveur du dernier nommé, sans trop de dégâts jusqu’au haut de la côte. Killdred ne dormait plus. Il ne dit rien. Il se contenta de jeter un regard noir à Nol’ragh, comme s’il lui reprochait de ne pas être Aghnar. Greaththorn tenta le dialogue, mais en vain. Killdred ne devait plus parler avant longtemps. Néanmoins, il ne rechigna pas à porter Nol’ragh par les jambes, quand Greaththorn le lui demanda. Tandis qu’ils s’éloignaient, la profonde rage que leur inspirait le fléau alla croissant, mais surtout, ce qui était insoutenable, c’était cette impuissance, cette incapacité de se défendre. Ils continuèrent leur avancée de façon laborieuse, et bientôt firent leur bivouac au détour du chemin, car la nuit était déjà fort avancée.
Cauchemars hantèrent leur nuit, réminiscences de ce début d’après-midi si terrible.
Killdred était déjà réveillé et s’était remis à pleurer quand Greaththorn émergea. Il devait être à peu près dix heures du matin, selon la position de ce brave astre qu’est le soleil. Greaththorn avait l’impression que cent années étaient tombées sur lui cette nuit, comme une chape de plomb. Un frais vent agitait les arbres, les rossignols chantaient, dans les taillis, une couleuvre achevait de digérer un campagnol. Greaththorn fut presque surpris de constater que les arbres étaient toujours verts de feuille, que le ciel se couvrait toujours de nuages blancs, et que les moustiques piquaient toujours avec autant de véhemence. Pour la nature, rien n’avait changé.
Greaththorn fit, à la lumière du jour, quelques constatations sur l’état de Nol’ragh. De méchantes brûlures lui déchiraient les jambes, le torse. Ses cheveux avaient en parti brûlé. Et la seule chose qu’il egrénait depuis son réveil était :
- Soif… boire…
Greaththorn avait entendu parler de cela. Il savait aussi que si son ami buvait, son état s’aggraverait encore. Il connaissait également la seule chose qui pouvait sauver son ami : la magie. Il lui fallait un prêtre. Alors, comme il lui manquait une destination, comme il fallait bien trouver un sens à cette situation, Greaththorn décida qu’ils devaient se rendre au sud, vers la civilisation humaine encore établie. Vers Kul’thaned. C’était la seule cité dont il avait entendu parler, la cité natale de son grand-père. Il héla Killdred, et empoigna Nol’ragh par les épaules. Mais Killdred ne venait pas. Relâchant son fardeau, il se dirigea vers le tronc sur lequel l’enfant s’était assis, et s’y posa à son tour.
Killdred fit semblant de ne pas pleurer.
- Je sais que c’est dur. Moi aussi j’ai perdu mon père avant l’heure. Mais si tu ne viens pas, tu mourras ici.
Killdred ne répondit pas. C’était peut-être ce qu’il souhaitait.
- Et tu ne vengeras pas ton père.
Greaththorn avait trouvé les mots justes. Pris d’une vigueur nouvelle, l’enfant sembla peser le pour et le contre, puis se leva. Ils se saisirent du bâtisseur et le portèrent le long de la route. Ils passèrent devant le sous-bois sous le regard d’un loup qui, fatigué par une nuit faste, prit parti de ne pas les attaquer. Les oiseaux n’avaient pas arrêté leur concert quotidien, les carnivores mangeaient toujours, la vie était toujours là. Et personne ne se souciait du destin des trois survivants de Zeniarth. La vie est injuste.

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